Il y a ce moment où ma main n’est plus reliée à ma pensée. Elle est reliée au monde. Elle ne peut pas dire le monde. Elle n’est pas le bon outil pour ça. Mais elle veut tout écrire. Elle m’oblige à d’autres pensées.
Ma main écrit, Ils sont tous confortablement assis, bien couverts. Propres et probablement parfumés. Ils ont des attitudes bien solennelles sous le barnum. Ma main écrit, Les ouvriers qui ont monté le barnum, est-ce qu’ils avaient des gants et des bonnets ? Il fait très froid à Auschwitz en cette saison. Ma pensée lui répond, Il fait froid à Auschwitz en toutes saisons.
Ma main veut tout écrire. Tout. Je lui reproche de n’aimer que noircir. Elle écrit, Oui. Puis, Non. Elle écrit, C’est comme ça. L’écrit, c’est noir.
Elle écrit, A l’arrêt du tram, un homme a dit, ils annoncent 4 minutes depuis une heure. Elle écrit, La poésie est partout. Puis elle raye. Elle écrit, La vérité se trouve dans l’absurde. Je l'oblige à barrer la phrase. Ma main s'exécute. Elle griffonne, Voila,c’est toujours comme ça. Je tente de lui répondre quelque chose. Mais rien ne me vient.
Ma main écrit, Il y avait ce couple à El Cotillo. Assis à une table en terrasse face à l’océan. La femme n’aimait plus l’homme. Elle voulait qu’il parte, qu’il parte, mais que quelque chose de lui reste, reste. Pour toujours. Ça se voyait dans ses yeux à elle. Et dans ses yeux à lui, il n’y avait que du temps qui passe. Et une grande tristesse. Ma main écrit encore, Rien ne reste pour toujours. Ma pensée cherche à la contredire. La contredire. Ma main écrit, Il y a trop de choses à dire. La femme et l’homme sont partis ensemble. Ils ont croisé une connaissance, ils lui ont souri et fait un signe de la main. Ma main n’a pas vu ça. C’est un fait qu’on lui a rapporté. Elle écrit, Tout semblait normal. Ils remontaient la rue et tout semblait normal.
Ma main cesse d’écrire. Ma pensée te revoit dans le car qui va à Corralejo. Je regarde ta nuque. Tu regardes le désert. Mais ça je ne l'écris pas, je le garde pour moi. J’écris, Ici, le temps passe plus vite, à cause du vent incessant. Ma main écrit, Si vite qu’il nous oublie ?
Carnet d’écriture, 22 novembre 2023

Tu ne sais jamais le temps qu’il te faudra entre le Voir et l’Écrire. Tu ignores tout de ce travail préparatoire. De la transformation du réel en sur-réel. Quelque chose de la vie se prend, qui fera écriture. Impalpable sur l’instant. Mais dont tu sais la présence. Cela n’appartient pas au présent. Vient s’ajouter plus tard. Ou peut-être toute la matière, déjà là, à chaque instant.
Que prends-tu de ce que tu vis ? Ce que tes sens t’accordent, probablement. Et quel sens, et dans quelle proportion ? On dit, l’écrivain possède un autre sens et celui-là déchiffre les autres. Mais si cela est vrai, tu ne le maîtrises pas. Il décide seul du quand et du comment. Te garde loin de ta table d’écriture, en ne te donnant rien, ou bien t’y pousse brusquement, te fermant soudainement au temps présent et t’ouvrant au temps… comment le nommer ? Le passé ? Non, car alors, cela ne dégagerait pas autant de force vitale. Cela ne tordrait pas ton corps, comme ça le tord pour s’en extirper.
Comment nommer ce qui se crée ? Ce qui a pris tant de temps, et travaille d’ignorance tout autant que de savoir.
Écrire est juste. Tu en as la certitude. Une injustice est d’être née avec la nécessité d’écriture. Il t’arrive de vouloir t’en défaire. Il arrive qu’elle se défasse de toi. Qu’elle te refuse le marbre et te donne à tailler le stuc. En se moquant de toi. Parfois, elle prend si peu de place en toi, que tu la crois définitivement partie.
Tu vois, alors que tu écris, la folie de l’écriture ?
Cette injustice qui ne peut se réparer qu’un écrivant.
Illustration du texte : ©Julie Lluch Dalena, "Kairos I", sans date, marbre moulé à froid.
Carnet d’écriture, 7 décembre 2022.

Est-ce elle qui reviendra, ou bien moi ? Dois-je m’asseoir et l’attendre ? Et ce café, là, est-il bien celui-là que je bois ? N’est-ce pas un café plus ancien ? Quand je dis : ce café, là, je dis bien autre chose. Il faut du chaud. Fumer et boire. C’est ce que je me dis. Il lui faut du chaud. Pour la faire revenir. Pour la faire descendre au bout de mes doigts. Il lui faut du silence. Mais ça, je sais que c’est faux. Le silence n’existe pas en moi. Combien de temps a-t-il vécu là ? Il lui faut du chaud, à ce corps vieillissant. Combien de temps ? Le silence, on le voit tous mourir. Cela s’entend, cela se voit. Je suis encore une enfant, jambes écartées dans une cour, je l’entends, je le vois chuter. Commencement et fin se confondent. L’écriture vient. Qui le ramasse ? L’écriture vient. Personne ne le ramasse. Ce n’est pas un être, ce n’est pas une chose. Je le regarde, moi. Je le vois. Le premier trou dans le cœur. La première fois que je me sais un cœur. Que je me sais faite de bruit. L’écriture vient. … Ce silence, là, dans ma pièce d’écriture, est un fantôme, je le sais. Une pensée résistante. Un souvenir d’enfant qui joue à la balle au prisonnier. Plus personne ne joue à la balle au prisonnier. Elle vient mal, malhabile. Elle se défend. Elle protège son fantôme. Elle ne veut pas revenir. Elle a peur. De revenir. Peur de remuer les os du silence et que cela s’entende. Que cela se sache qu’elle l’a gardé près d’elle tout ce temps. Tout ce temps. Anne Marie Jugnet, "Loin de tout", 1989, photographie argentique noir et blanc, 120 x 150 cm, ©Anne Marie Jugnet.
Carnet d’écriture, 29 septembre 2022
Ce que tu écris en marchant, c’est ce que tu écris de mieux. Ce que tu écris dans l’air et qui se perd derrière toi. Pensées ordonnées. Images splendides. Rentrant, tu t’assois, tu écris ce dont tu te souviens. Ça ne vient pas pareil. Tu poses le peu qu’il te reste, comme on vide ses poches des cailloux, des coquillages et des écorces ramassés. Dans le fond de ta poche, de la terre ou du sable. Des grains qu’on fait rouler sous ses doigts. Le peu qu’il te reste. C’est cela l’écriture. Le peu qu’il te reste. De l’immense discours. C’est cela qui s’écrit. Ce que tu as cru tenir, ce que tu as cru posséder, dans ce transport. Ça ne t’est pas destiné. Pas dans son entièreté. Pas si sûrement. Quand tu marches, tu perces la peau, l’os du monde. Quand tu écris, tu cherches le souvenir d’un corps aimé absent.
Carnet d’écriture, 17 juin 2022
Écrire, c’est aller. Aller ici, là. Aller bien, mal. C’est marcher. Marcher vers, marcher un peu, longtemps. Aussi, marcher loin de ce qui s’écrit. Accomplir cette impossibilité. S’éloigner de ce qui s’écrit. Rester fixe, avant, après. Mais ça n’arrive jamais. Avant, après, ça n’existe pas. Quand tu écris, tout se situe pendant. Tout est mobile. Tu vas toujours. Bien, mal, ici ou là. États, lieux. Tu traverses, tu arpentes. La fatigue, souvent. Les organes, les membres. La tête. Tu songes à un repos bien mérité. Tu dis, ma tête, ma pauvre tête. Mais tu vas toujours. Où vas-tu ? Comment vas-tu ? En vérité, tu ne peux pas le savoir. Oui, tu peux, mais tu ne veux pas le savoir. Il ne faut pas. Pour aller, il ne faut pas. Pour aller. Pour marcher. Pour écrire.
Carnet d’écriture, 13 juin 2022
Il n’y a pas d’histoire entre vous. Des mots. Beaucoup de mots. Des phrases. Toutes sortes de phrases. Couvrant en partie le spectre d’une histoire. Le temps que tu utilises ici compte. Il n’y a pas eu d’histoire. La conjugaison compte toujours. Généralement, elle fait la structure de l’histoire. Elle déplace les personnages dans un ou plusieurs temps donnés. Entre vous, il n’y a qu’un seul temps. Tu n’arrives pas à savoir lequel. Puisqu’il n’y a pas eu d’histoire. Fallait-il qu’il y en ait une ? Oui, il le fallait. C’est une des conditions de l’existence. Ou peut-être pas, après tout. Peut-être seulement une condition de l’écriture. Peut-être que vos écrits ont fait histoire. Tu sais bien que non. Tu sens que non. Vos écrits ont dissous l’histoire. Ils l’ont rendu illisible. Ils ne vous ont pas fixées dans le temps logique. Vos écrits étaient comme premier jet. Ou pire, comme notes préparatoires. Pas assez de matière, ou trop de matière. Dans les deux cas, impossible de voir l’autre dans sa vérité. Il n’y a pas eu d’histoire entre vous. Il n’y a eu que des écrits. Oui, peut-être, peut-être pas, sur une feuille, quelque part, la fin.
Carnet d’écriture, 11 juin 2022 (Notes à fonds perdus)
Non, ce n’est pas comme aimer. Écrire ce n’est pas inventer. Aimer, oui, c’est inventer. C’est former croyance à partir de son propre esprit. Et du peu que l’on saisit de l’autre.
Quelquefois, écrire, c’est pallier à la solitude paradoxale de l’état amoureux.
En amour, la fin souvent s’écrit dès le début. À notre insu. Oui et non. En écriture, la fin se fait parfois attendre. Ou bien, elle n’est pas celle attendue. On ne la décide pas. Elle vient. Elle s’impose. Comme unique résultat possible d’une équation.
Le soulagement de la fin en écriture ! La vue panoramique. L’histoire complète. Bouclée. Comprise. Dans laquelle on peut se replonger. En oubliant la fin. En l’évitant. Cette fin qui dorénavant peut tout aussi bien être début. Cette fin qui nous sauve. Qui empêche l’errance de la croyance.
Oui, aimer, c’est croire. C’est ignorer ce que nos yeux voient. Jusqu’où ils peuvent voir.
Écrire leur donne à voir. Les mots donnent à voir l’infini dans son ensemble. Cet infini n’est que brièvement visible à l’amour en sa fin. Une fin véritable et totalement fausse.
Pas la même que lorsqu’on écrit. Celle-là qui est fausse et totalement vraie.
Jamais neuf, en vérité.
Tu le savais, parce que tu l’as écrit. Mais, écrire n’est pas lire. Et lire ce qu’on a écrit, ne nous donne pas à voir ce qui est écrit. Ça ne donne rien. De soi. Ça ne dit rien. De soi. Écrire nous en éloigne. Se lire, encore plus. Mais tu savais le danger de donner à lire. Inconsciemment, tu le savais. Il y a transformation dans la transmission. L’autre voit. L’autre voit toujours, dans le livre, ce que tu n’y as pas vu. L’autre entend ce que tu n’as pas entendu. Écrire est un effacement. C’est ce que tu crois. Ce que tu voudrais ? Que chaque phrase écrase quelque chose du réel. Ça ne fonctionne pas comme ça. Mais au contraire de ça. Chaque phrase fixe le réel. Définitivement. La fiction ? Qu’est-ce que c’est ? Tu savais le danger. Mais tu n’y as pas cru. Pour une fois, tu n’y as pas cru. Tu n’as pas vu. Tu ne vois jamais. À croire que tes yeux n’ont aucune fonction. Que dire de ton esprit ? Un mauvais livre. Tu le sais parce que tu l’as écrit. C’est tout ce que tu peux en savoir. Ce n’est pas réfléchi. C’est ton instinct qui sait. Ta peau. Deux années de mauvaise encre. Et puis ça. Une simple pagination, allant ironiquement jusqu’au cent. Jusqu’au sans. Tu savais le danger. Oui ou non ? Oui et non. Tu as mal jaugé. Le danger de l’autre qui voit. De l’autre qui lit pour voir. Qui t’a vu. Qui a cru aimer te voir. Et puis, non. Non. Parce que c’est impossible de t’aimer si on te voit. Aussi l’écriture tue celui qui écrit dans l’œil de celui qui lit. La tienne fait ça. Beaucoup le font. Et c’est normal. Sauf cette fois. Sauf que cette fois, tu désirais qu’il se passe autre chose. Maintenant, tu es nue. Maintenant que tu vis, que vas-tu faire de ça ?
Mandela, bien sûr.
Tu échoues à échouer. Ta main toujours s’impatiente. Elle a ce travail à faire. Ta main gauche. Ta tête toujours fourmille de ces insectes noirs qui descendent jusqu’à elle. Rends-toi ridicule, passe pour une girouette. Tant pis. Tu ne peux y échapper. Et ce n’est pas grave. Cet endroit d’enfermement n’a pas de mur, pas de porte. Tu n’as pas à t’en échapper. C’est ton endroit. Ton en-droit. Tout le reste, oui peut-être une prison. Mais le reste, qu’est-ce que c’est quand tu écris ? Rien. Rien qui étrangle ou oppresse. Rien qui surveille. Quand tu écris, tu vis. Tu échoues à échouer. Ça te brûle, ça te tord le ventre. C’est un désir puissant. Passe pour une girouette, tant pis. Une a raison. Écris ! Va écrire. Ce n’est pas un coup à parer. Ta main le sait. Sa voix brutale, c’est une caresse. Des dates pointées sur le calendrier. Sur chaque page du calendrier. Va écrire ! Tu es de l’océan. Tu iras et tu viendras invariablement. Au gré du temps. Les vagues douces ou cinglantes. Tu échoues à échouer. Depuis toujours. Il y a une constance dans cette inconstance. Un message. Seulement, ce qui s’écrit en toi malgré toi, tu ne l’as jamais entendu. Aujourd’hui, tu écoutes. Passe pour une girouette, tant pis. Tu écoutes. Tu penses à Mandela, bien sûr. Un simple nom offert à ton esprit par Une autre. Une clé qui déverrouille les portes que tu as refermées derrière toi. Elles ne sont faites que d’air. Ou bien n’ont jamais existé.
Fin d’écriture
Tu le sais, il ne faut pas écrire dans cet état. Ni même écrire cet état. Il ne faut pas parler de ça. Qu’aucun mot ne serve à ça. Qu’aucun œil ne se pose là-dessus. Il faut attendre. Non ça ne va pas passer. Rien de ce genre ne passe. C’est de nature sédentaire. Mais toi, oui, tu vas passer. À côté, à travers. Tenter un contournement. Sans regarder. Pas besoin de regarder. Tu sais ce que c’est, ce que ça fait. Ça tord, ça pince, ça donne de petits coups, pas forts non, constants. Des petits coups constants. Comment atteindre cet état pour les faire cesser ? Il est vaste, bien trop vaste. Il n’a pas d’« autour ». Cet état, il y a si peu à en dire. Si peu à en dire. C’est pauvre, maigre. Ça erre à l’intérieur de ton être. Ça pousse tes organes dans le coin le moins aéré afin d’agrandir son périmètre d’anéantissement. Ça te fait suffoquer. Ça ne s’écrit pas, la suffocation. L’asphyxie. La phrase ne survit pas sans air, sans lumière. Il ne faut pas écrire dans cet état. Il ne faut pas écrire cet état. Tu tournes autour, mais tu l’as dit, ça n’a pas d’« autour ». Cet état, c’est le vide de chaque côté de la page. Un pied dedans, et c’est fini. C’est fini.