Silences de traîne

son silence
un théâtre tout juste déserté
quelques échos
de voix et d’instruments
et puis plus rien
plus rien

son silence bat tous les éléments
il les bat comme battent des poings
jusqu’au sang
jusqu’à l’os
il les terrasse tous

ce n’est pas ce qu’il veut
mais c’est ce qu’il fait

ce qu’il veut
ce qu’il voulait
c’est n’être pas silence

ton silence le sait
qui laisse
tous les mots 
d’avant son silence
à l’entrée de tes lèvres

L’imago

©Sarra Lébédéva
Dans la main 
quelques fils de soie

les deux voix froissées
se déplient
les deux voix tendres
déploient leurs yeux

le papillon
ne sait pas le prodige
il ne sait rien
il cherche la fleur à son goût
la pomme fendue
au pied de l’arbre poémique



©Sarra Lébédéva, A girl with a butterfly, 1936, bronze.  ©Tretyakov gallery.

À cette lumière

©Aliye Berger
toutes les nuits
jusqu’à la dernière
dans tous les rêves
jusqu’au dernier
je me blottirai aux côtés
de qui je me suis éloignée

je ne peux pas
étreindre ce qui brille
sans l'obscurcir

d’ombre faite
je ne peux pas


©Aliye Berger, Sunrise, 1954, ©Yapı Kredi collection.

Chanson fauve

©Annemarie Heinrich
c’est sans voix
c’est sans mots
c’est arrivé
avant tout ce qui est arrivé
avant ce qui s’est formé
sous l’influence
des voix
des mots
c’est là depuis le premier jour
mais c’est comme si ça ne l’était plus
ça s’est fondu dans l’informe
ça lutte
ça suffoque dans les scories
c’est là
ça l’a toujours été
tu l’as toujours su
tu aurais pu le voir
si tes yeux t’avaient servi à voir
même ils n’auraient pas vu
ce qui était là
depuis le début
pas vu non
pas encore
ce qui te suit partout
depuis toujours
sans faiblir
ce qui te sait sans dire
ce qui te veut sans plaintes
ce qui mourra à ta mort
et ça n’est pas sûr
ça ne l’est plus
parce que c’est là
depuis le début
dans ton propre corps
dans le corps de l'autre


©Annemarie Heinrich, "Doble desnudo", 1947, épreuve gélatino-argentique.© Galeria Vasari

Par (nos) chemins

©Camilla Adami
une
toujours nue
désire pour elle seule
une autre nudité
qui couvrirait la sienne
une
désire pour elle seule
la chaleur
d’une autre nudité
qui aussi veut le chaud
d’avoir connu le froid
d’avoir connu les yeux
transperçant les tissus
de quels tissus je parle ?
je parle de la peau

en dehors de la peau
ce qui couvre le corps
est tissu de mensonges


Camilla Adami, "Nudo", 1985, 1986, crayon sur papier.  © Camilla Adami

Transport

©Annemarie Heinrich
en toi il y a quelque chose
qui n’est pas toi
pas de toi
quelque chose qui te dit 
tout le bien que ça sera
ça ne veut pas rester là
mais ça le restera
le temps qu’il faut
ça te tordra le ventre
ça te pincera le cœur
ça te tirera de bêtes larmes
de méchantes colères
ça effacera tout poème
ça te fera aller
jusqu’à l’endroit de tes cris
dernier lieu d'avant le silence

ce silence-là
tu ne le supporteras pas
ce ne sera pas ton silence habituel
sa force t’est inconnue
pourtant tu pressens son pouvoir
anéantissement de tout pouvoir
de tout verbe
de tout geste

ce qu’il y a en toi
qui n’est pas toi
pas de toi
cela a voyagé
depuis le corps qui sait
jusqu’au corps qui veut



Annemarie Heinrich "Portrait de Renate Schottelius", 1952. ©Annemarie Heinrich. 

La morsure

©Vija Celmins
comme dans les flots d’avril
de la baie des Trépassés
d’abord la morsure brutale 
puis la chaleur intense de l’eau
le regard dirigé vers la grève
c’est elle qui ondule
le corps fume en surface
ça lui dit quelque chose
de son devenir
il s’immerge entièrement
pour ne pas savoir quoi
sous l’eau troublée
les yeux ne servent à rien
l’esprit invente des images
l’esprit se demande
où commence le ciel
si là à hauteur d’épaules
ou déjà dans les profondeurs
l’esprit décide de tout
pas de ciel pas d’océan
pas comme ici 
où les âmes mortes sont au chaud
les âmes vives dans le froid



Vija Celmins, "Ocean", 1975, lithographie sur papier. © Tate.

Ce qui ne se peut pas s’écrit.

tu les vois comme mots
ce ne sont pas des mots
ce n’est pas un poème
c’est la peau

sans arrêt modifiée par le temps
pour la poursuite de l’être 

ce n’est pas un poème
c’est la peau restante
que le temps 
toujours se déplaçant
ne sait pas rendre à l'identique

il y a deux déplacements

le temps va vers l’avant 
l’être vers l’avant

ce n’est pas le même mot

ce n’est jamais un poème
ce ne sont jamais des mots
ce n’est toujours que la peau

Pensées de vitesse

©Marta Pan
être soi
sentir
le tendre
le dur
la main
la bouche
le tendre
le dur
de l’âme
de l’autre
faire caresse
du vent de la course
mettre des mots 
dans les espaces mutiques
combler les essoufflements
par des essoufflements
se sentir nue
même couverte
puis couverte par deux nudités
être de peau et d’eau
à l’endroit du là 
provisoirement nomade
tremper les lèvres 
dans l’humide de l’effort
sentir
le tendre
du sol des amours
le dur
du sol des attentes



Sculpture Marta Pan, "Double Porte", 2006, acier. © Fondation Marta Pan-André Wogenscky

Une vie de fins

©Sirje Runge
tu pars
je le sens
ce qu’il y a de toi en moi
s’agite
s’impatiente
tu pars comme ça
sans mots
quels mots dire ?
la patience n’est pas faite pour durer
elle aime mourir vite
elle aime courir vers
ce n’est pas une marcheuse

tu pars
je le sens 
ma main tremble
à l’idée que demain
je ne pourrai plus

je le sais pourtant
il n’y a de bel asile
que dans la mémoire 
et la mémoire à quoi ça ressemble ?
disons une cité bombardée
dans laquelle on poursuit 
machinalement notre marche

on y marche oui
mais si lentement
si lentement
qu’il est évident 
qu’on n’a pas survécu 

je le sais pourtant
il n’est pas de mort que de mourir



©Sirje Runge, "Light I", 1979, huile sur toile. ©Art Museum of Estonia et Sirje Runge.

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