La manquance

©Lee Yanor

la lumière aussi
oui je te dis la lumière aussi
est autre

à la même heure
au même temps
au même lieu


que peut le cosmos
je me le demande

quand nos yeux regardant l’horloge arrêtée
cessent d'y voir



"l’horloge arrêtée", empruntée au poème « Dialogue entre moi et moi » de Kiki Dimoula in Le peu de monde, éditions Gallimard, 2010.

Illustration du texte : Lee Yanor, "Void", 2011, C-print et impression sur voile. ©Lee Yanor

Le mascaret

©Gabrielle Segal
c’est ainsi que sont toutes les choses 
que tu vois
telles la maison dans l’eau
sauf celles qui te donnent 
envie de mourir
toutes ces choses
qui figent leurs doigts de fer
dans les peaux de verre


dans ce temps-là que tu vis de travers
tu n’as pas peur
tu as eu froid

cachant les morceaux de ton corps
qui te sont restés après la curée
tu n’as pas peur 
tu as eu froid

tu veux être vue autrement que tu vois
entendre ce que tu ignores
tu veux la maison dans l’eau pour maison
que les choses ainsi soient dites
que les choses glissent 
comme un corps qui lentement vieillit
dormir 
dans un lac de sang chaud
ta main dans une main sûre
rimée pour le reste du temps et des mots


une main qui glisse
comme tu glisses


là
cesseraient tous tes gestes 
qui ne sont pas tes gestes 


là 
te reviendraient en mémoire
tes premiers coups de poings 
tes premiers coups de tête
contre la maison érigée

pour que la maison se déplace
jusqu’au fleuve

la saline de l’aimée
jaillissant par les portes et les fenêtres
comme poésie
jaillissant de ta bouche



Illustration du texte : ©Jean-luc Courcoult "la maison dans la Loire" Photo ©Gabrielle Segal. 

Pierre de cœur

©Seta Manoukian
sous la pierre soulevée 
un serpent en collier
des débris de coquilles
des cœurs écrasés
 

l’empreinte de la pierre
la poussière de la pierre


la pierre a ce pouvoir
elle ne sait aucun verbe


faudrait-il l’aider
à fuir son lieu de pierre
qu’elle ne peut quitter seule

serait-ce l’aider
ou bien se haïr



Illustration du texte : Seta Manoukian "Rock #4" (Rock Series), 2018, acrylique sur toile.©Seta Manoukian

Tout est vol

© Gabrielle Segal
pâle veinée de rouge d’ocre
et sa forme de cœur usé
par les amours divinement gâchées
cette pierre
comme tombée de moi sur le sable noir
de l’estran
je ne la ramasse pas


tout à coup
il n’y a en moi
plus rien qui fait cendre

le mortel est vécu

c’est ainsi
tout se passe à côté


tout est oiseau



Illustration du texte Gabrielle Segal, "19 mai 2023 19h47 ", photo. © Gabrielle Segal.

D’amarante

©Juana Francés
certaines aurores 
regardent le temps
comme soldat l’ennemi

elles se défont de lui
gagnent sur tout le jour
et parfois sur la nuit

de ces aurores
— passées d’une langue à l’autre
comme un fruit rouge —
la poésie
une tache amarante ténue


Illustration du texte, Juana Francés, "La Aurora", 1960, acrylique et terre sur toile, ©Galeria Mayoral

Levamentum

© Gabrielle Segal
ce que nous devenons
après avoir guéri du mal de l’autre
et l’autre s’il vous plaît de notre mal
ce que nous devenons est comme de naître enfin
de voir enfin
d’être enfin


écrire ne se peut presque plus



ce qui s’écrit est pris dorénavant
au temps de ce qui est
de ce qui se regarde

ce si beau visage

ce que nous devenons
est comme nous appartenant


quelque chose nous dit
que nous nous savons
et que nos pas nous portent
vers la consolation

écrire ne se veut presque plus




Illustration du texte Gabrielle Segal, " 30 avril 2023 15h16 ", photo. © Gabrielle Segal.

Bleu de demeure

le temps qui  reste est  enfin le temps qui va rester


regarde

la lumière dans la pièce
naissant des courbes et des creux
la peau de la saison
recouverte de bleu Klein 


entends

les mots que vous vous dites
insonores et liquides
lents 

étreins

Les peurs devenues  aussi chaudes
que le pelage de la féline
et qui  se laissent tomber
à sa façon dolente
contre le ventre de l’aimée


ne compte plus

c’est enfin là de vivre cette jeunesse 
autrement que jeunes

Les pieds rouges

©Emmy Bridgewater
Il me faudrait mon cœur partager ton savoir
et je ne le peux pas car tu n’en as aucun
tu es tout comme fleuve qui ne sait d’où il vient 
et pas plus où il va


il me faudrait mon cœur
te presser dans ma paume 
te vider de ton temps
et je ne le peux pas
car ton temps est perdu


il me faudrait mon cœur




Illustration du texte Emmy Bridgewater "Sans titre",vers 1942, aquarelle, © The Mayor Gallery, Londres

Silentium

©Liselotte Grschebina
tu voudrais lui dire
mais le vrai ne s’écrit pas
le cœur ne s’ouvre pas
il ne s’ouvre que mort
sinon quelque chose ment
quelque chose comme l’espoir
et sa crainte éternelle que l’œil prenne trop de place
tu voudrais lui dire
l’espoir tu n’en veux pas
c’est beaucoup trop 
pour ce que nous sommes
surtout ça n’est pas assez là
ça n’est pas assez chaud
pas assez froid
ça n’est pas vrai
ça n’est pas vrai
tu veux savoir que vous allez mourir
et l’amour avant peut-être
tu veux que ces pensées  te viennent
au moment où l’averse te cingle
juste avant le banc de pierre
le répit du rayon de soleil 
tu veux que ça te vienne 
et que ça ne te laisse 
ni ne te prenne rien


Illustration du texte : Liselotte Grschebina, "Turnerin",1930, tirage gélatino-argentique © Le Musée d’Israël, Jérusalem

Femme se portant

© Angèle Etoundi Essamba
l’écriture est restée dans son lieu d’écriture
ce n’est pas s’en priver
ce n’est pas fuir



on ne dit jamais la force que l’on perd
jamais qu’on la regrette
jamais qu’on l’a vue là sur le même lit que le lit
toujours forte mais à côté
on ne dit pas que c’est nous qui rompons avec elle
on dit La force me quitte
on dit qu’elles sont plusieurs
et que toutes nous quittent
une seule demeure
celle-là est force qui se force
on le sait
nous qui marchons moins vite
qui pleurons plus souvent
celle-là prend tout sur elle
elle prend tout ce qui reste 
le mène non pas devant
mais au loin sûrement
et loin c’est effrayant
c’est ici sans la chaleur
c’est ici sans la joie
sans la main qui se pose 
sur la peau de l’autre
ignorant qu’elle se pose
sur une dernière fois

après 
après tout bouge encore 
ce qui est mort
ne reste jamais dehors



Illustration du texte  : Angèle Etoundi Essamba, "Femme portant l’univers", 1993, photographie, © Angèle Etoundi Essamba

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