Par l’œil cicatrisé de la poétesse

©Baya
tu voudrais l’entendre
te dire 
ce que tu te dis à toi-même souvent

comme dit d’une autre voix

comme dit dans le noir

comme enfant
qui a cessé de geindre pour dire


tu voudrais
sur la route le soleil éclaté
et l’œil qui va s’y blesser
et la plaie qui t’aveugle
un moment seulement


Je te vois à nouveau
entière et pour toujours

tu voudrais sur les draps 
le rire morcelé
et vos lèvres exprès
qui vont s’y couper

plus tard 
se laveraient
à l’eau saline 
de l’une et de l’autre

tu voudrais dire des idioties

l’oiseau dans l’âme de la poétesse
a-t-il meilleure ou pire vie
que l’oiseau céleste

a-t-il plus grand espace



Illustration du texte : Baya, "Sans titre", 1964, gouache sur papier, 100 x 150 cm. ©Baya

Les impassantes

©Béatrice Casadesus
Une nuit comme celle-là
sortie de la grande solitude
ça pourrait être le jour
on ne le verrait pas
on ne le voudrait pas
ça pourrait être assez
tant elle sait tout de tout
tant elle sait ne rien faire 
de ce qui doit se faire
tant elle fait autrement
de ce qu’on fait à la hâte
la faute au temps qui passe 
mais nous seuls passons


le temps là dans cette nuit caressante
donne à entendre l’écoulement 
de ses minutes écoulées


c’est fini de croire en la clôture de toute chose
en la main seule et sèche



Béatrice Casadesus, "Nuit d’or," 2015, acrylique sur toile de lin, 200 x 420 cm, ©Béatrice Casadesus

Cœur sacré

©Christa Dichgans
quand le ciel est tombé
dans nos verres de marche
les oiseaux de malheur 
se sont tous envolés
et le cœur sacré
— las las de mes silences sots —
qui me suivait partout
en battant son adieu
sur la moire du pavé
cognait derrière mes côtes
comme contre une porte
ah sortir de là
sortir pour de bon
revenir par les lèvres
et battre dans la langue
pour s’entendre tout haut
enfin et pour toujours


©Christa Dichgans, "Volles Herz (3)", 1989, huile sur toile. ©Contemporary Fine Arts, Berlin. 

Les garde-fous bleus

©Yang Yanping
cette bouche trouvée
sur le bord de l’eau
— toute froissée dans ta main
comme un bout de papier
et jetée machinal 
dans un bras du canal —
elle détourne le courant
pour te suivre de loin


sur le premier des ponts
tu n’es pas arrivée
aux têtes de macchabées 
qui jonchent le trottoir
et courent le long du mur
tu n’es pas arrivée
à côté de ces cœurs 
qui saignent sur un crochet
et des langues du sud
qui vendent des fruits morts
tu n’es pas arrivée

l’ivresse qu’en dis-tu 
ce n’est jamais assez
d’avenues et de rails
et de jours et de nuits
la Seine toute bue
et l’Égée toute sèche
ça ne suffira pas
l’oubli ne s’oublie pas

l’alcool des amours vives
enivre les vivants

tu n’es pas arrivée


©Yang Yanping, "Scent of Summer Night", 2000, encre et couleur sur papier.

Gare des sans demeure

©Gabrielle Segal
je le savais pourtant 
les mots étaient la chair
une chair plus sensible
que la peau qu’on caresse
la peau momentanée
ne fait jamais le poids
face à l’éternité de ce que l’on écrit
je le savais trop bien 
il n’y avait d’amour 
que dans nos âmes blessées 
nous avons tout tenté
pour elles
nous avons voulu croire 
que les mots se font chair
et nous l’avons payé
l’écrit ne se vit pas
pouvions-nous l’ignorer
l’air l’eau et la vitesse
ne te donneront jamais 
que le temps d’oublier
que nous allons mourir
première sur la ligne
moi oui je vais mourir
tu l’as lu sur ma peau
tu ne l’as pas touchée
comment tu aurais pu
sans que son goût t’abîme
quelle force plus puissante 
que celle qui t’anime
aurait pu me sauver
ton courage seul n’aurait pu soutenir
une compagne de course
avec une telle fracture
à l’endroit de son cœur
je le savais trop bien
j’aurais dû demeurer
à la source de l’encre 
où mon cœur s’irrigue
et meurt oui sans doute
mais bien plus lentement 


©Photo Gabrielle Segal "Gare d’Austerlitz", Août 2022

Canal de l’entre

©Gabrielle Segal
ici
parmi toutes les ombres
que le vent jette au sol
une a plongé dans le canal
exigeant que la suive
le corps qu’elle portait

parfois les battements
quittent les cœurs insouciants
pour des cœurs épris

et nous passions par là



Photo ©Gabrielle Segal, "Canal de l'Ourcq, 11 août 2022, 14h44".

Par les mains de l’île

©Rosa Bonheur
les blancs 
les bleus
les ocres

ce que veulent tes mains
au tout dernier moment
de quoi tenir l’hiver

rêves et vérités
pierres brûlées et brûlantes
figues fendues en deux
par les doigts de la Poétesse
souffles et suées et ruades
du cheval de bronze

quand tu auras cela
partir ne sera pas quitter
partir sera aller
de ce lieu que tu laisses
vers ce même lieu

ce que veulent mes mains
au tout dernier moment
de quoi tenir l’hiver
le voyage retour


Rosa Bonheur, "Two horses", huile sur toile, 1889, ©National Gallery of Greece.

Par les yeux de l’île

©Helen Khal
jamais une île ne demeure la même terre
jamais ne ressemble à son seul peuple
jamais ne se laisse couronner
du sel de sa seule mer

jamais une île n’est une île

I
le sais-tu
tes yeux levés
le vent les cherche
pour les rabattre

II
tes lèvres entrouvertes
le vent cherche à y déposer
tout le silence restant

III
l’île chaque fois redessinée
par tes souffles échappés
lors de tes anciennes venues

IV
le vois-tu
le vent toujours échouer



©Helen Khal, "The Shore", nd, huile sur papier cartonné, ©collection particulière.



Par les lèvres de l’île

© Flor Garduño
il faut y être 
quand l’arbre de l’île 
donne ses fruits
nager jusqu’à elle
courir jusqu’à lui
par les lèvres entrouvertes
s’abreuver des chants
de la Poétesse

regarder sans tristesse
les fruits délaissés
qui jonchent le sol
leur eau couronne l’île
leur sucre forcit l’arbre


Flor Garduño, "Con corona", 2000, © Flor Garduño.

Au quai

©Batia Lishansky
je te le dis
c’est d’être
encore tendue
par la main absentée

c’est cela
cette attente
toute peau dehors
toutes larmes séchant
au soleil de la nuit
c’est cela sur la peau
le pas vif du désir
comme battant le pavé 
sombre et luisant
du quai

je te le dis
l’algue noueuse
tire vers le fond
seulement les mortels

il faut plonger pour savoir

aussi
s’il n’y avait pas de vent
il n’y aurait pas de mots

je te le dis 
à toi qui a plongé


Batia Lishansky, "Movement", 1950, dessin au fusain. ©Rachel Yanait Ben Zvi album, Yad Ben Zvi archives.

Créez un site ou un blog sur WordPress.com

Retour en haut ↑