Il y a ce moment où ma main n’est plus reliée à ma pensée. Elle est reliée au monde. Elle ne peut pas dire le monde. Elle n’est pas le bon outil pour ça. Mais elle veut tout écrire. Elle m’oblige à d’autres pensées.
Ma main écrit, Ils sont tous confortablement assis, bien couverts. Propres et probablement parfumés. Ils ont des attitudes bien solennelles sous le barnum. Ma main écrit, Les ouvriers qui ont monté le barnum, est-ce qu’ils avaient des gants et des bonnets ? Il fait très froid à Auschwitz en cette saison. Ma pensée lui répond, Il fait froid à Auschwitz en toutes saisons.
Ma main veut tout écrire. Tout. Je lui reproche de n’aimer que noircir. Elle écrit, Oui. Puis, Non. Elle écrit, C’est comme ça. L’écrit, c’est noir.
Elle écrit, A l’arrêt du tram, un homme a dit, ils annoncent 4 minutes depuis une heure. Elle écrit, La poésie est partout. Puis elle raye. Elle écrit, La vérité se trouve dans l’absurde. Je l'oblige à barrer la phrase. Ma main s'exécute. Elle griffonne, Voila,c’est toujours comme ça. Je tente de lui répondre quelque chose. Mais rien ne me vient.
Ma main écrit, Il y avait ce couple à El Cotillo. Assis à une table en terrasse face à l’océan. La femme n’aimait plus l’homme. Elle voulait qu’il parte, qu’il parte, mais que quelque chose de lui reste, reste. Pour toujours. Ça se voyait dans ses yeux à elle. Et dans ses yeux à lui, il n’y avait que du temps qui passe. Et une grande tristesse. Ma main écrit encore, Rien ne reste pour toujours. Ma pensée cherche à la contredire. La contredire. Ma main écrit, Il y a trop de choses à dire. La femme et l’homme sont partis ensemble. Ils ont croisé une connaissance, ils lui ont souri et fait un signe de la main. Ma main n’a pas vu ça. C’est un fait qu’on lui a rapporté. Elle écrit, Tout semblait normal. Ils remontaient la rue et tout semblait normal.
Ma main cesse d’écrire. Ma pensée te revoit dans le car qui va à Corralejo. Je regarde ta nuque. Tu regardes le désert. Mais ça je ne l'écris pas, je le garde pour moi. J’écris, Ici, le temps passe plus vite, à cause du vent incessant. Ma main écrit, Si vite qu’il nous oublie ?
Ostriconi

le vent fort poussait la nuit au large
nous venions du large
puis marchions sur le rivage
puis dans le désert
nos pas laissaient des traces sur la pierre
j’aimais penser
des traces d’intempéries séculaires
j’aimais penser
les oliviers s’inclinent sous notre souffle
mais regrettais cette pensée
nous étions regardées
autant que nous regardions
nous étions respirées autant que nous respirions
on ne pouvait craindre un désert qui va jusqu’à la mer
on pouvait craindre que nos jambes ne nous y portent pas
mais nos jambes comptaient aller beaucoup plus loin
durant notre sommeil elles s’emmêlaient
je ne savais plus qui des tiennes ou des miennes
décidaient du prochain voyage
l’onde de l’Ostriconi n’était pas encore mienne
pas encore à pouvoir se donner
à vouloir me prendre
non ma patience n’était pas patience
la nage en eaux sages pouvait attendre
que l’amour se bâtisse
tout ce bois flotté répandu sur la grève
plus qu’il n’en fallait
pour les murs et le feu
Illustration du texte : Colette Richarme, Vagues, 1988, gouache, 36 × 50 cm, Collection particulière, © Colette Richarme’s Estate
Aucune demeure

à cette heure il est vain
d’apercevoir l’horizon
tu la vois
tu l’entends
proche
elle n’est pas effrayante
si tu te souviens de
ce qui t’a effrayée
tu dis J’essaie encore
c’est à elle que tu t’adresses
proche
elle te ressemble un peu
tu le constates
elle te demande
Il t’a fallu combien de toi
tu ne sais plus
tu as cessé de compter
tu répètes dans un murmure
J'essaie encore
Illustration du texte : ©Mirdidingkingathi Juwarnda Sally Gabori, "Thundi", 2011, peinture polymère synthétique sur toile, 100,8 x 197 cm, ©National Gallery of Victoria, Melbourne.
Cheval de trait

écrire absolument
non plus absolument écrire
non plus tordre
ni frapper
ni creuser
un mot seul pour tout dire
comme vérité
que les mots ne sont pas assez
tous les mots
écrits
dits
les phrases dissoutes
dans les nuits et les jours
les mots au-dessus de ta tête
comme nuages menacés
par ta disparition
nuages menaçants menacés
par un mot-vent
mot-marée galopante
voilà tu imagines
cheval de marée
par sa patience rongé
jusqu’à la corne
cheval blanc de marée noire
traçant toujours la même phrase
puis toujours le même mot
assez assez
s’imagine
tirant le mot par ses extrémités
pour n’en faire qu’un trait
Illustration du texte ©Taman Al-Akhal "Horses in Paradise", vers 1990-1999, peinture.
Carnet d’écriture, 22 novembre 2023

Tu ne sais jamais le temps qu’il te faudra entre le Voir et l’Écrire. Tu ignores tout de ce travail préparatoire. De la transformation du réel en sur-réel. Quelque chose de la vie se prend, qui fera écriture. Impalpable sur l’instant. Mais dont tu sais la présence. Cela n’appartient pas au présent. Vient s’ajouter plus tard. Ou peut-être toute la matière, déjà là, à chaque instant.
Que prends-tu de ce que tu vis ? Ce que tes sens t’accordent, probablement. Et quel sens, et dans quelle proportion ? On dit, l’écrivain possède un autre sens et celui-là déchiffre les autres. Mais si cela est vrai, tu ne le maîtrises pas. Il décide seul du quand et du comment. Te garde loin de ta table d’écriture, en ne te donnant rien, ou bien t’y pousse brusquement, te fermant soudainement au temps présent et t’ouvrant au temps… comment le nommer ? Le passé ? Non, car alors, cela ne dégagerait pas autant de force vitale. Cela ne tordrait pas ton corps, comme ça le tord pour s’en extirper.
Comment nommer ce qui se crée ? Ce qui a pris tant de temps, et travaille d’ignorance tout autant que de savoir.
Écrire est juste. Tu en as la certitude. Une injustice est d’être née avec la nécessité d’écriture. Il t’arrive de vouloir t’en défaire. Il arrive qu’elle se défasse de toi. Qu’elle te refuse le marbre et te donne à tailler le stuc. En se moquant de toi. Parfois, elle prend si peu de place en toi, que tu la crois définitivement partie.
Tu vois, alors que tu écris, la folie de l’écriture ?
Cette injustice qui ne peut se réparer qu’un écrivant.
Illustration du texte : ©Julie Lluch Dalena, "Kairos I", sans date, marbre moulé à froid.
Dernier avant

tu enlèves les mauvaises herbes autour d’elle que tu aimes sans dire est-ce lui donner est-ce lui prendre n’est-ce pas le plus grand désespoir tu ne peux laisser aller le Jardin des Plantes lui vouloir d’autres nuits tombantes que la nuit de novembre où ton cœur a germé tu ne peux pas le rendre au temps au plein jour aux autres sinon quoi vos yeux quoi vos pieds usés Illustration du texte © Petrona Viera, "La petite histoire", vers 1926, huile sur toile. ©Musée National des Arts Visuels, Montevideo.
Silentium

tu voudrais lui dire mais le vrai ne s’écrit pas le cœur ne s’ouvre pas il ne s’ouvre que mort sinon quelque chose ment quelque chose comme l’espoir et sa crainte éternelle que l’œil prenne trop de place tu voudrais lui dire l’espoir tu n’en veux pas c’est beaucoup trop pour ce que nous sommes surtout ça n’est pas assez là ça n’est pas assez chaud pas assez froid ça n’est pas vrai ça n’est pas vrai tu veux savoir que vous allez mourir et l’amour avant peut-être tu veux que ces pensées te viennent au moment où l’averse te cingle juste avant le banc de pierre le répit du rayon de soleil tu veux que ça te vienne et que ça ne te laisse ni ne te prenne rien Illustration du texte : Liselotte Grschebina, "Turnerin",1930, tirage gélatino-argentique © Le Musée d’Israël, Jérusalem
La peau d’hiver

il y a ce corps pénétré par lui-même par sa propre fatigue sache chaque mot qui s’écrit est un coup qui se donne mais il faut les écrire ne pas les esquiver laisser toujours le corps se pénétrer lui-même et par tout ce qu’il sauve d’une mort certaine voilà ce que nous nous sommes le sujet du sujet l’objet de l’objet sache écrire pour cela il faut être emplie tout aussi bien que vide il faut être fatiguée éprise et prise de folie il faut manquer de tout ce qui déjà est en nous il faut regarder l’autre comme une éternité qui pénètre le corps et l’âme de sa beauté sache écrire pour cela il faut souffrir beaucoup de ce que d’autres vivent sans souffrir jamais sans même qu’ils ne voient l’aiguillon qui dépasse de cette peau d’hiver contre laquelle nous nous on va se frotter en sachant la blessure mais c’est la peau choisie c’est la peau désirée c’est la peau d’écriture Claude Cahun, "Self Portrait (With Cat)", 1927, photographie. © Jersey Heritage Trust.
Carnet d’écriture, 17 juin 2022
Écrire, c’est aller. Aller ici, là. Aller bien, mal. C’est marcher. Marcher vers, marcher un peu, longtemps. Aussi, marcher loin de ce qui s’écrit. Accomplir cette impossibilité. S’éloigner de ce qui s’écrit. Rester fixe, avant, après. Mais ça n’arrive jamais. Avant, après, ça n’existe pas. Quand tu écris, tout se situe pendant. Tout est mobile. Tu vas toujours. Bien, mal, ici ou là. États, lieux. Tu traverses, tu arpentes. La fatigue, souvent. Les organes, les membres. La tête. Tu songes à un repos bien mérité. Tu dis, ma tête, ma pauvre tête. Mais tu vas toujours. Où vas-tu ? Comment vas-tu ? En vérité, tu ne peux pas le savoir. Oui, tu peux, mais tu ne veux pas le savoir. Il ne faut pas. Pour aller, il ne faut pas. Pour aller. Pour marcher. Pour écrire.
Carnet d’écriture, 13 juin 2022
Il n’y a pas d’histoire entre vous. Des mots. Beaucoup de mots. Des phrases. Toutes sortes de phrases. Couvrant en partie le spectre d’une histoire. Le temps que tu utilises ici compte. Il n’y a pas eu d’histoire. La conjugaison compte toujours. Généralement, elle fait la structure de l’histoire. Elle déplace les personnages dans un ou plusieurs temps donnés. Entre vous, il n’y a qu’un seul temps. Tu n’arrives pas à savoir lequel. Puisqu’il n’y a pas eu d’histoire. Fallait-il qu’il y en ait une ? Oui, il le fallait. C’est une des conditions de l’existence. Ou peut-être pas, après tout. Peut-être seulement une condition de l’écriture. Peut-être que vos écrits ont fait histoire. Tu sais bien que non. Tu sens que non. Vos écrits ont dissous l’histoire. Ils l’ont rendu illisible. Ils ne vous ont pas fixées dans le temps logique. Vos écrits étaient comme premier jet. Ou pire, comme notes préparatoires. Pas assez de matière, ou trop de matière. Dans les deux cas, impossible de voir l’autre dans sa vérité. Il n’y a pas eu d’histoire entre vous. Il n’y a eu que des écrits. Oui, peut-être, peut-être pas, sur une feuille, quelque part, la fin.