Carnet d’écriture, 11 juin 2022 (Notes à fonds perdus)

Non, ce n’est pas comme aimer. Écrire ce n’est pas inventer. Aimer, oui, c’est inventer. C’est  former croyance à partir de son propre esprit. Et du peu que l’on saisit de l’autre.

Quelquefois, écrire, c’est pallier à la solitude paradoxale de l’état amoureux.

En amour, la fin souvent s’écrit dès le début. À notre insu. Oui et non. En écriture, la fin se fait parfois attendre. Ou bien, elle n’est pas celle attendue. On ne la décide pas. Elle vient. Elle s’impose. Comme unique résultat possible d’une équation.

Le soulagement de la fin en écriture ! La vue panoramique. L’histoire complète. Bouclée. Comprise. Dans laquelle on peut se replonger. En oubliant la fin. En l’évitant. Cette fin qui dorénavant peut tout aussi bien être début. Cette fin qui nous sauve. Qui empêche l’errance de la croyance.

Oui, aimer, c’est croire. C’est ignorer ce que nos yeux voient. Jusqu’où ils peuvent voir.
Écrire leur donne à voir. Les mots donnent à voir l’infini dans son ensemble. Cet infini n’est que brièvement visible à l’amour en sa fin. Une fin véritable et totalement fausse.
Pas la même que lorsqu’on écrit. Celle-là qui est fausse et totalement vraie.

Jamais neuf, en vérité.

Tu le savais, parce que tu l’as écrit. Mais, écrire n’est pas lire. Et lire ce qu’on a écrit, ne nous donne pas à voir ce qui est écrit. Ça ne donne rien. De soi. Ça ne dit rien. De soi. Écrire nous en éloigne. Se lire, encore plus. Mais tu savais le danger de donner à lire. Inconsciemment, tu le savais.  Il y a transformation dans la transmission. L’autre voit. L’autre voit toujours, dans le livre, ce que tu n’y as pas vu. L’autre entend ce que tu n’as pas entendu. 

Écrire est un effacement. C’est ce que tu crois.

Ce que tu voudrais ? Que chaque phrase écrase quelque chose du réel. Ça ne fonctionne pas comme ça. Mais au contraire de ça. Chaque phrase fixe le réel. Définitivement. La fiction ? Qu’est-ce que c’est ? Tu savais le danger. Mais tu n’y as pas cru. Pour une fois, tu n’y as pas cru.

Tu n’as pas vu. Tu ne vois jamais. À croire que tes yeux n’ont aucune fonction. Que dire de ton esprit ? 

Un mauvais livre. Tu le sais parce que tu l’as écrit. C’est tout ce que tu peux en savoir. Ce n’est pas réfléchi. C’est ton instinct qui sait. Ta peau. Deux années de mauvaise encre. Et puis ça. Une simple pagination, allant ironiquement jusqu’au cent. Jusqu’au sans.

Tu savais le danger. Oui ou non ? Oui et non. Tu as mal jaugé. Le danger de l’autre qui voit. De l’autre qui lit pour voir. Qui t’a vu. Qui a cru aimer te voir. Et puis, non. Non. Parce que c’est impossible de t’aimer si on te voit. Aussi l’écriture tue celui qui écrit dans l’œil de celui qui lit. La tienne fait ça. Beaucoup le font. Et c’est normal. Sauf cette fois.

Sauf que cette fois, tu désirais qu’il se passe autre chose.

Maintenant, tu es nue. 
Maintenant que tu vis, que vas-tu faire de ça ?

Mandela, bien sûr.

Tu échoues à échouer. Ta main toujours s’impatiente. Elle a ce travail à faire. Ta main gauche. Ta tête toujours fourmille de ces insectes noirs qui descendent jusqu’à elle. Rends-toi ridicule, passe pour une girouette. Tant pis. Tu ne peux y échapper. Et ce n’est pas grave. Cet endroit d’enfermement n’a pas de mur, pas de porte. Tu n’as pas à t’en échapper. C’est ton endroit. Ton en-droit. Tout le reste, oui peut-être une prison. Mais le reste, qu’est-ce que c’est quand tu écris ? Rien. Rien qui étrangle ou oppresse. Rien qui surveille. Quand tu écris, tu vis. 
Tu échoues à échouer. Ça te brûle, ça te tord le ventre. C’est un désir puissant. Passe pour une girouette, tant pis. Une a raison. Écris ! Va écrire. Ce n’est pas un coup à parer. Ta main le sait. Sa voix brutale, c’est une caresse. Des dates pointées sur le calendrier. Sur chaque page du calendrier. Va écrire ! 
Tu es de l’océan. Tu iras et tu viendras invariablement. Au gré du temps. Les vagues douces ou cinglantes. 
Tu échoues à échouer. Depuis toujours. Il y a une constance dans cette inconstance. Un message. Seulement, ce qui s’écrit en toi malgré toi, tu ne l’as jamais entendu. Aujourd’hui, tu écoutes. 
Passe pour une girouette, tant pis. 
Tu écoutes. 
Tu penses à Mandela, bien sûr. Un simple nom offert à ton esprit par Une autre. Une clé qui déverrouille les portes que tu as refermées derrière toi. Elles ne sont faites que d’air. Ou bien n’ont jamais existé.

Oui, Duras.

ce mot-trou
mangeur de paroles
il attire tous les autres mots
dans son gouffre
les bien dits
les mal dits 
les retenus
oui les retenus
ce mot-trou
dans lequel ne trébuche pas
celle-là pourtant pressée 
pressée à juste titre
d’arriver
au tout début
pas de mot pour le dire
ce début 
flamboyant premier jour
travesti en dernier
par les fomenteurs
de victoires défectueuses
ce mot-trou
fournissant la matière 
de ton écriture irraisonnable
et de ces livres souterrains
que tu lis comme ça penchée
au-dessus du gouffre
jugé par tous dangereux
et c’est tout le contraire

la chute c’était avant lui
sur le plat
sans mouvements
pour la parer

tes jambes et tes bras savais-tu qu’ils pouvaient faire ça pour toi ?
non tu ne le savais pas

tous ces mots comme mouches
qui bloquaient ta vision
qui te piquaient le corps jusqu’à l’insensibilité

La perfide ivresse du renoncement

©Tomaso Binga
tu ne peux rien écrire
à cause de tes mains qui refusent de se faire complices
de ta détresse
elles restent suspendues dans l'air
en défense 
prête à te gifler
elles disent ne plus vouloir t’appartenir
elles disent que ça suffit
tous ces mots écrits
qu’ont-ils fait pour elles
elles disent à quoi ça peut bien servir
est-ce que ça te sert à toi
tous ces mots ont-ils jamais poussé les murs 
tu ne peux rien écrire
tu te souviens de ce poème de jeunesse
L'ivresse du renoncement
ta main gauche écrit :
mauvais mauvais poème
tu ne te souviens plus de ta jeunesse
ta main droite serre le poing
comme à chaque fois que tu mens
c’est la main qui souffre le plus
celle qui en a le plus marre
prête à partir
qui sans panique
s’imagine posée sur le satin
tous ces mots écrits 
qu’ont-ils fait pour toi
t’ont-ils sauvé
avais-tu besoin de l’être
naître n’était-ce pas déjà un sauvetage 
ta main gauche écrit :
une séparation d’avec l’éternité
ton poing droit se serre
il n'aime pas la grandiloquence
mais il sait que tu ne mens pas
tous ces mots écrits
une simple tentative d’être
de travestir la transparence
tous ces mots
rien d'autre que le prolongement de tes gribouillis d’enfant
tu te revois déchirer en criant la feuille avec la pointe de ton crayon
parce que nulle part le soleil ne semblait à sa place 
tu ne peux rien écrire
à cause de ta détresse
d’avoir dessiné tant de soleils ratés
et de ta crainte
de les avoir tous épuisés

la lumière te manque
elle semble s’être éteinte
et qu’est-ce que cette nuit 
si ce n’est une page entièrement recouverte de noir


Illustration du texte ©Tomaso Binga, Mani per una parabola 1973, polystyrène, collage et plexiglas,  ©Tomaso Binga et Galleria Tiziana Di Caro.

Le poids de l’existence

©Janina Green
dans la chambre bleue
tu es seule cernée par le silence
mettre de la musique réglerait le problème

le jardin grouille d’oiseaux
mais tu ne les entends pas
impossible d’ouvrir la fenêtre
à cause du froid
tu réfléchis à une musique
en essayant de retrouver le poème
qui t’est venu cette nuit

tu n’en tireras que des lambeaux
ça te déprime un peu 
mais c’est toujours comme ça

tu écoutes Emily Loizeau
parce que c’est possible la fenêtre fermée

le poème t’a frappé à l’estomac
comme n’importe quelle angoisse
tu t’es réveillée en sursaut
et vu le marchand de cendres
les mains chargées de poussière
qu’il menaçait de répandre alentour

durant cet intervalle d’incertitude affolante
tu as cherché le souffle de ta compagne
puis secoué son épaule parce que tu ne l’entendais pas

durant cet entre-deux tu as failli mourir

le poème parlait de l’amour
de l’invention de l’amour

il est perdu 


Photographie, ©Janina Green, Untitled. Série Vacuum, 1993. 

Tabula rasa

tu voudrais que tes yeux redeviennent des yeux 
tes mains des mains

n’être pas plus que nuage
mais pas moins


tu voudrais qu’elle existe
la page blanche
la page immaculée

et dessus ne rien écrire

que ce besoin d’écrire ne te soit même jamais venu

la laisser comme ça
la lire comme ça

libérée des sentences tardives
de tes beaux mensonges réanimateurs

de tes vains combats 
de résistance poétique

blanche comme drapeaux
des nations sans traumatismes

Daemon

Tu ne peux plus les lire. Ni même les regarder. Les textes finis. Tu as peur. Non pas d’eux, mais de toi. Eux, se sont défaits de toi. Facilement. Toi, malgré tes craintes, tu ne te défais de rien. Écrirais-tu si tu le pouvais ? Bien sûr que oui. Mais tu préfères croire que non. Aucun questionnement derrière cette négation. Une simple absurdité. Tu ne te débarrasses de rien, c’est tout. Seulement tu n’as aucune affection envers ce que tu conserves. Même, une sorte d’aversion. 

Tu ne te relis pas. Tu ne relies rien.

Ce que tu conserves n’est pas le souvenir de ce que tu as écrit, mais le souvenir pénétrant de ce que tu n’as pas écrit. Durant ce temps-là. Le livre derrière le livre. L’autre histoire. Dans cet espace-là. Ta chambre d’écriture. Logis de ta folie – douce. S’asseoir dans ce lieu et écrire, ça ne marche pas comme ça. Ton démon détourne souvent ton regard vers les blancs de tes anciens textes. Il ne s’agit pas tant de commencer que de poursuivre, il te dit. Maudit soit-il de toujours te renvoyer à la cime de ton être ! Il le sait, tu y respires à peine. Il n’en a cure. Il dit comme ça : Tu vas y arriver. Il dit : Ne t’encombre pas trop. Mais ça, c’est une plaisanterie. Il dit : Tu te blottiras, à la nuit, dans la panse encore chaude de l’animal tout juste éventré par tes soins. Tu émettras, au jour, des grognements comme l’animal. Il dit : Des signes noirs envahiront ton esprit. S’aligneront à l’horizontal. Au sens littéral : en direction de l’horizon. Parlant, il tend son index déformé de vieillard devant lui. Il sait que tu sais qu’il ne t’indique pas la bonne direction. Pas plus que la mauvaise. 

Échanges

I
Quelquefois, c’est étrange, tu écris sans penser. Ou plutôt, tu penses sans y penser et l’écriture te semble automatique, car tu ne gardes pas trace des moments où la matière réflective dont tu te sers alors s’est formée en toi. Aussi, tu ne crois pas que les pensées se fixent dans la mémoire, à cause de ton incapacité à faire remonter l’une d’elles à la surface sous sa forme originelle. Possible qu’elles passent par la mémoire, où elles se frottent à ton expérience, possible également qu’elles y laissent quelques scories. De celles dont tu te serviras inconsciemment pour rebâtir tes souvenirs ? Quoi qu’il en soit, tu doutes que l’écriture puisse être automatique. Peut-être que cette sensation est due au fait que l’histoire se construit très en amont du travail de l’écrit, dans une partie de toi trop lointaine pour que tu en soupçonnes l’activité. Tu ne peux donc pas dire que le texte se trouve entièrement là, derrière ton crâne, et qu’il te reste plus qu’à t’asseoir pour le consigner. Tu pars de presque rien. Une simple phrase qui te vient « comme ça » et qui prend le dessus sur toutes celles qui te traversent. Souvent la première du premier chapitre. Celle qui sonne l’heure de l’écriture. La phrase s’impose à toi et tourne des jours, des semaines dans ton esprit. Durant ce temps du rabâchage, l’aire utile à l’histoire se calcule. Un espace sans oxygène, car nul ne va y respirer, surtout pas toi. Un espace blanc, qui se superpose à l’espace réel. Les pensées concordantes au roman s’aimantent à la phrase, agrandissant l’espace autour d’elles. Ces pensées, tu les as oubliées depuis longtemps, elles ne sont plus telles que tu les as pensées. À présent, denses, ramifiées, organisées. Prêtes à être incarnées. Imparfaitement incarnées, car dans l’entreprise romanesque, tu fais seulement ta part. Cependant que durant tes lectures, tu prends ta part. Même lorsque les textes sont abstrus et dépassent ta compréhension, tu prends tout de même ta part.

II
La littérature permet les échanges entre un corps et un autre. Un esprit et un autre. Selon toi, ces échanges perdurent grâce à l’incomplétude de l’art d’écrire et de l’art de lire. Un livre serait donc fait d’un matériau plus blanc que noir. Matériau de transformation et d’accroissement de la pensée.

En l’absence de ma muse, m’amuse.

Là-haut, les personnages dorment paisiblement jusqu’à ce qu’un bruit les réveille. Chacun se rassure comme il peut. C’est peut-être qu’une synapse électrique ou le chat qui se promène. Mais non, le personnage de chat dort sur le lit d’un personnage d’enfant. Finalement, un personnage de pompiste (?) reconnaît l’intrus. On se calme, les mecs ! il fait, c’est seulement la patronne qui pense à voix haute. Elle ne vient pas pour nous, dit un autre, elle est en panne. Pas le moindre sujet de bouquin. Un autre rajoute : C’est pas ici qu’elle va le trouver. Ils rient tous de bon cœur et chacun y va de sa petite phrase : Les sujets, c’est pourtant pas ça qui manque… Moi, t’façon, j’ai aucune envie de bosser… Finir au pilon, merci bien !… 
À la faveur d’un intervalle silencieux, un personnage de jeune femme dit : Moi, j’ai de la peine pour elle. Les autres, d’une seule voix : Qui a dit ça ? Je l’ai dit, répond celle qui a parlé. Évidemment ! font certains, je, je je ! il faut toujours que je se fasse remarquer. Un personnage de femme quinquagénaire, qui jusque-là s’était tu, dit d’une voix dépassant toutes les autres : Elle ment ! je, c’est moi. Pourquoi qu’ça serait pas moi ? lance un personnage de chien à qui on n’a rien demandé. Parce que tu es un personnage secondaire, bourrique ! répond quelqu’un. Tah tah ! Dans Tombouctou, j’étais le personnage principal, s’enorgueillit l’animal. Des questions fusent immédiatement dans sa direction : Tu t’appelles Mr Bones ? T’es américain ? Tu connais un type qui s’appelle Willy ? Tu crèches à Brooklyn ? T’es le toutou de Paul ? Oui ? Non ? Non ? Alors ferme ta gueule. 
Je, c’est moi, répète le personnage de femme quinquagénaire sur un ton assuré et ferme. Il n’y a qu’à me regarder pour en être convaincu. Tous les personnages viennent lui tourner autour pour l’observer de près. C’est vrai qu’il y a quelque chose… Un air de ressemblance avec la patronne… N’écoutez pas les délires de cette vieille folle ! dit le personnage de jeune femme. Je, c’est moi, ça l’a toujours été. Un personnage d’étudiant en première année de littérature générale et comparée s’interpose. L’une de vous deux devrait partir, il propose. Un silence, puis il reprend : Deux je dans une même pièce, ça crée un paradoxe, et les paradoxes, c’est jamais bon. Le personnage de femme quinquagénaire saisit l’occasion : Tu entends le lettré, la morveuse ? Alors zou ! casse-toi de mon hémisphère droit. Plutôt crever ! lui répond le personnage de la jeune femme. 
Comme tu voudras, dit le personnage le plus âgé des deux d’une voix calme. Après quoi, il tend le bras, met en joue le personnage de la jeune femme, avec sa main en pistolet comme le font les enfants et tire en faisant : Pan, pan ! Les deux personnages s’écroulent dans un mouvement similaire. Tout le monde applaudit à cette scène parfaitement synchronisée. Les minutes passent et les deux je restent à terre. Les personnages commencent à s’inquiéter. L’un d’eux va finalement examiner les corps. Il les secoue, place sa main près de leurs bouches, puis son oreille près de leurs cœurs. S’en est fini de l’autofiction, il dit en se relevant. Nan ?! lancent les personnages à l’unisson. Si, il répond, pas la moindre inspiration. Les je sont faits.


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