La clébarde

©Françoise Pétrovitch
Elle Dit de toutes les femmes en moi
presque aucune n’est restée

celle-là qui demeure
n’est pas femme
mais caillou jeté dans les airs
vieille pointe aiguisée

Elle Dit j’ai été femme stérile
comme ma mère l’était

celle-là qui demeure
n’est pas femme
mais caillou qui frappe sur tous les fronts
voix qui donne à bouffer aux chiens sa douceur

Elle Dit j’ai été moins que rien
plus nue que nue
mon esprit comme un caillou enfoncé sous la terre

celle-là qui demeure
marche à grandes foulées sur la petite terre
enjambant de petits hommes écroulés
sous le poids de leurs langues blindées

Elle Dit
regardez-les finir

celle-là qui demeure
il n’y a pas de fin pour elle
elle arrive à l’instant

regardez-la venir 



Illustration du texte ©Françoise Pétrovitch, "L’Ogresse", 2021, bronze.

La femme pensante

I
Tu es une femme. L’écrire suffit à ce que ton histoire et sa part ombragée soit entendue et comprise par nombre de femmes. Tu es une femme. Tu ne l’as pas toujours écrit ainsi. Tu n’as pas toujours placé être devant femme, parce que, longtemps, tu as fait la femme. Tu as fait ce que toutes les femmes sont censées faire. La liste est longue (la remplisse qui le souhaite). Par lassitude, tu rajoutais souvent le verbe falloir devant ce que tu avais à faire. Ou bien le verbe devoir, comme pour t’ordonner à voix haute les injonctions systémiques serinées à voix basse. Aussi, pour bien montrer que tu les avais intégrées et que tu étais docile. Je dois faire ci ou il faut que je fasse ça. Fais-toi jolie, te disait ta mère, voulant faire de toi une vraie femme. Tu ne lui en veux pas. Car si elle appliquait les règles de la société dans laquelle elle évoluait, elle en ignorait la plupart des conséquences sur l’être femme. Ou peut-être que non, mais que pouvait-elle y changer ? Elle oscillait, comme nous toutes, entre l’accomplissement de ses devoirs et l’assouvissement de ses désirs. Les uns empiétant généralement sur le temps des autres.

II
Tu es une femme. Tu aimes cette phrase. Tu aimes la prononcer. Elle est faite d’os, de chair, d’eau, d’électricité, de substances chimiques, d’éléments mémoriels, de micro-organismes… Elle t’habille, des pieds à la tête. Et même lorsque tu es nue.

III
La route a été longue, mais pas interminable, depuis toi, femme pensée, jusqu’à toi, femme pensante. 

Chant XI

d'elles étendues sur asphalte
Elle Peut Voir les chevelures luisantes de gas-oil
collantes par endroits
comme serpents almandin 
qui leur barrent fronts et tempes

d'autres Elle ne Voit rien
Elle les Devine là au milieu des gwakers
peut-être recroquevillées
peut-être assises se balançant d'avant en arrière
disant poème litanique
dans une langue venue d'ici
de l'endroit même où elles sont tombées
et qui leur appartient
car elles ne marcheront plus
elles s'en désolent un peu
pendant qu'ils les dupliquent

d'autres toute couvertes de matière noire
Elle ne Voit que les os blancs
qui déjà se détachent 
de leurs peaux goudronnées
qui déjà sont polis 
en vue d'être exposer 
déjà portent le nom de leur inventeur
sur plaque cuivrée de table-vitrine

Elle 
Dit
toutes nous demeurons dans une aube brumeuse
sur prairie grise quelquefois désertée par combattants
appelés ailleurs partout ailleurs
par voix impérieuses 
qui leur font lever les yeux au ciel
qui leur font voir le ciel propre
quoiqu'il se passe en bas
quoiqu'ils fassent en bas
nous demeurons parmi les herbes brutalement couchées
par les piétinements 
qui sont comme archives des violences 
dont on fait livres de chevet
sommes trempées jusqu'aux cuisses
par rosée bien mal nommée 
coupées aux pieds par éclats d'os saillants
d'elles enfouies à la hâte
avec leurs héritages de mots impropres à la poésie
qui ne font pas plus Histoire qu'histoires
nous demeurons dans une aube qui n'est pas le matin
seulement mot bêtement poétique
déposé sur les langues par exécutrices et exécuteurs
testamentaires d'immortels absents
elles et eux aimant les belles choses
comme tout le monde




©Encre sur papier de Corinne Freygefond. Sans titre #10, 2021.

Chant V

Le temps      là
 laissé par tous
 qui s'en défont
 comme mot déprécié
 toujours au même lieu
 vient Lui tourner autour 
 cherche  lèvres
 cherche langue gorge 
 cordes  arbre bronchique
 cherche souffle son 
 instruments de la voix
 cherche à former syllabes
 si empressé de dire
 de médire 
 de maudire
 ha !  de prédire
 le temps      là 
 finalement perdu 
 va vient
 vacille
 fouraille dans la terre
 cherche raison
 cherche commencement
 fouraille dans les chairs
 cherche alliés
 cherche ennemis
 mais qui sont les uns
 mais qui sont les autres
 Le temps      là
 quand il La regarde
 jour après jour après jour après jour
 toujours frissonne
 Elle
 quand Elle le Regarde
 Ne Sait pas ce qu'Elle Voit


©Encre sur papier de Corinne Freygefond. Sans titre #5, 2020.

Chant IV

Elle 
Dit
là dans ce monde abaissé
à un rang inférieur
et bâti comme salle des pas perdus
où derrière toute issue 
qu'Elles Envient foutrement
ne logent qu'âmes mortes et corps putréfiés
d'Elles brisées par leur patience 
tout autant que par leur impatience 
là dans ce monde bas
quelqu'une M'étant Semblable
Me restait étrangère
pour des siècles et des siècles
Elle tapie en Elle
Moi tapie en Moi-même 
Toutes Deux gémissant en Nos Lieux Invisibles 
comme chiennes affamées et gardées à la chaîne
jusqu'à l'heure des battues


©Encre sur papier de Corinne Freygefond. Sans titre #4, 2020.

Chant III

Elle 
Dit
mouvement rotatoire impérissable 
langage fait tourbe eau de mer  
collines  canyons 
dérivations cosmiques 
torsions 
circulation des corps 
dé-pla-ce-ments
langage fait guet-apens
aller c'est se rendre il dit
langage fait fossiles 
guerre
guerriers ininterrompus
et prières prières prières
langage fait Terre

Elle
Dit 
aller ce n'est pas se rendre

Elle 
Poétesse à grande gueule cynocéphale 
Dit 
oui Poésie du Renversement et 
in-verse-ment

Elle  
Dit
le trajet de Ma Course est tracé de Mon Être
ainsi soit-il


©Encre sur papier de Corinne Freygefond. Sans titre #3, 2020.

Contre les murs

"Les linges". © Gabrielle Segal
Enfermée dans la douceur
Pas la vraie
Pas la mienne
À l'intérieur
Rage et jouissance et

Ravissement
Pour les paysages les écrits
Les êtres rêvés
À la longue
Dégoût du rêve
De ses sujets de ses objets
Mal formés
Puis enfin
La faim de nouveau
Le désir pour les rêves informes
Seule compagnie
Seule vérité
Dans l'espace restreint
Du corps enfermé dans la douceur
Pas la vraie
Pas la mienne
La mienne
Capable de disparaître
Capable de se renier
Et de frapper et de mordre et de lécher
La mienne toute entière contenue
dans l'air les liquides
Le silence
Qui fait le bruit et la fureur
De toutes les tempêtes


Toile "Les linges" © Gabrielle Segal

Des siècles d’écritures

L'autre
L'amante
Prête à en découdre
Avec les siècles de couture
À l'aube quitte
Un lit blanc et rubis
Qu'elle appelle notre lit
Bien qu' elle y dorme seule
Ah mais les rêves dit-elle
Ne comptent pas pour rien
L'autre
L'amante
Tombe sur les genoux
Se relève et retombe
Se relève et retombe
Se relève encore
De loin elle le sait
Cela semble une danse
Cela semble une ivresse

Manifesto

Nous changeons
Dans la vague voyons
Autre chose que l'écume l'eau
Et les coquillages évidés
Par becs ongles ou lames
Nous changeons
N 'aimons La Terre
Qu’éveillées
Ses océans
Qu'endormies
Nous changeons
Marchons pour prendre
De la distance
Oui mais pour aller où
Nous l'ignorons encore
Certaines effrontées :
On saura quand on le verra
Pour elles qui sont nos yeux
nous ne cessons de marcher
Qui pour nous l'interdire
Personne d'assez semblable
Aux occupants de nos rêves
Personne d'assez adroit
Pour séparer l'eau de l'écume
L'écume du mouvement
Le mouvement de la lame
Ah nos pieds coupés
Par les marches interrogatives
Où est-ce
Mais où est-ce donc
Et comment cela s'appelle-t-il
Astre Corps Continent
Certaines effrontées :
On saura quand on le verra
Nous changeons
Sous le sable enfouissons
Les mots évidés
Par becs ongles ou lames
Nous changeons
Dans la vague voyons
Le mécanisme du cosmos
Certaines effrontées :
Silence ! ça tourne

Chant d’armes

Arrêtons de nous battre
Soyons douces et dociles

Pour nos corps déportés
Prônons plutôt l'adieu
Et non pas le retour
Arrêtons de vouloir
Arrêtons de penser
Cousons des genouillères
Aux jambes de nos filles
De nos jeunes garçons
Et à nos propres jambes
Arrêtons d'espérer
Rampons comme la larve
Qui commet notre viol
Rampons sur cette terre
Où l'arbre seul est droit

Arrêtons de nous battre
Soyons douces et dociles

Ne pleurons pas nos corps
Disparus vivants
Continuons d'être mortes
Continuons de sourire
De peindre nos frayeurs
Avec des couleurs vives
Cachons notre sang
Nos rides
Notre graisse
Laissons à portée
Nos seins
Et notre fente

Arrêtons d'espérer
Qu'un jour nous serons
Aimons ce qu'on nous sert
Et ne rechignons pas
Ah mais vidons la table
De nos restes écœurants

Chaussons les aiguilles
Qui freinent notre course
Et empêchent la fuite

N'ayons jamais de mains
Mais toujours des menottes

Arrêtons de nous battre
Soyons douces et dociles

Enfantons de la chair
À pénis de larves
Sans songer nous en plaindre
À l'homme qui n'est pas larve
Car il la craint aussi
Peut-être plus que nous

Veillons à ne pas prendre
le nom du père
Et du fils
Et de la sainte mère
Comme nom de putain

Gardons-nous d'être aimées
Par un homme ou une femme
D'un véritable amour

Soyons comme on nous fait
Soyons comme on nous veut

Perpétuons l'affreux sort
De nos sœurs qui ont souffert
Sans avoir vécu

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