Il y a ce moment où ma main n’est plus reliée à ma pensée. Elle est reliée au monde. Elle ne peut pas dire le monde. Elle n’est pas le bon outil pour ça. Mais elle veut tout écrire. Elle m’oblige à d’autres pensées.
Ma main écrit, Ils sont tous confortablement assis, bien couverts. Propres et probablement parfumés. Ils ont des attitudes bien solennelles sous le barnum. Ma main écrit, Les ouvriers qui ont monté le barnum, est-ce qu’ils avaient des gants et des bonnets ? Il fait très froid à Auschwitz en cette saison. Ma pensée lui répond, Il fait froid à Auschwitz en toutes saisons.
Ma main veut tout écrire. Tout. Je lui reproche de n’aimer que noircir. Elle écrit, Oui. Puis, Non. Elle écrit, C’est comme ça. L’écrit, c’est noir.
Elle écrit, A l’arrêt du tram, un homme a dit, ils annoncent 4 minutes depuis une heure. Elle écrit, La poésie est partout. Puis elle raye. Elle écrit, La vérité se trouve dans l’absurde. Je l'oblige à barrer la phrase. Ma main s'exécute. Elle griffonne, Voila,c’est toujours comme ça. Je tente de lui répondre quelque chose. Mais rien ne me vient.
Ma main écrit, Il y avait ce couple à El Cotillo. Assis à une table en terrasse face à l’océan. La femme n’aimait plus l’homme. Elle voulait qu’il parte, qu’il parte, mais que quelque chose de lui reste, reste. Pour toujours. Ça se voyait dans ses yeux à elle. Et dans ses yeux à lui, il n’y avait que du temps qui passe. Et une grande tristesse. Ma main écrit encore, Rien ne reste pour toujours. Ma pensée cherche à la contredire. La contredire. Ma main écrit, Il y a trop de choses à dire. La femme et l’homme sont partis ensemble. Ils ont croisé une connaissance, ils lui ont souri et fait un signe de la main. Ma main n’a pas vu ça. C’est un fait qu’on lui a rapporté. Elle écrit, Tout semblait normal. Ils remontaient la rue et tout semblait normal.
Ma main cesse d’écrire. Ma pensée te revoit dans le car qui va à Corralejo. Je regarde ta nuque. Tu regardes le désert. Mais ça je ne l'écris pas, je le garde pour moi. J’écris, Ici, le temps passe plus vite, à cause du vent incessant. Ma main écrit, Si vite qu’il nous oublie ?
Horsum, illic

nos yeux sont impuissants à trouver ce lieu où nul
où rien ne bouge
impuissants à rejoindre ceux qui l’ont atteint
ceux-là partis sans leurs yeux
(qu’on cherche du regard
parmi tout ce qui bouge)
Illustration du texte ©Anita Dube, Offering, 2000-2007, épreuve gélatino-argentique, ©Nature Morte Gallery, New Delhi.
Mer à mer

Quand elle sort de l’eau
on dirait qu’elle vient de l’eau
dans l’eau on ne tombe pas comme sur la terre
on tombe sur du tendre
on ne s’écorche pas
dans l’eau on ne respire pas comme sur la terre
on se sent respirer
on est respirée
Illustration du texte : April Gornik, "Storm, Light, Ocean", 2014, huile sur lin, 2 x 2,7 m ©April Gornik et Miles McEnery Gallery, New York
Faire l’oiseau

I
à travers le trou d’une balle
dans un mur
un seul œil à la fois
voilà comme on regarde
ce n’est pas assez pour prendre
c'est plus qu’on peut en porter
II
le monde dépensé
n’est pas un endroit pour les yeux
pas un endroit pour la chair
et le tendre de la pensée
ce qui était beau
nous écrase en retombant
III
le volcan se fait terre
que faisons-nous
IV
je ne peux plus que des fragments
des ruines de poèmes
pas comme ces pierres que je ramasse
qui forment des phrases entières
— de leur place laissée vide
après mon passage
je m’en veux toujours —
mais il faut que je vole
pour qu’hier me suive
Illustration du texte : ©Ana Mendieta, Isla, 1981. ©Galerie Lelong, New York.
Ostriconi

le vent fort poussait la nuit au large
nous venions du large
puis marchions sur le rivage
puis dans le désert
nos pas laissaient des traces sur la pierre
j’aimais penser
des traces d’intempéries séculaires
j’aimais penser
les oliviers s’inclinent sous notre souffle
mais regrettais cette pensée
nous étions regardées
autant que nous regardions
nous étions respirées autant que nous respirions
on ne pouvait craindre un désert qui va jusqu’à la mer
on pouvait craindre que nos jambes ne nous y portent pas
mais nos jambes comptaient aller beaucoup plus loin
durant notre sommeil elles s’emmêlaient
je ne savais plus qui des tiennes ou des miennes
décidaient du prochain voyage
l’onde de l’Ostriconi n’était pas encore mienne
pas encore à pouvoir se donner
à vouloir me prendre
non ma patience n’était pas patience
la nage en eaux sages pouvait attendre
que l’amour se bâtisse
tout ce bois flotté répandu sur la grève
plus qu’il n’en fallait
pour les murs et le feu
Illustration du texte : Colette Richarme, Vagues, 1988, gouache, 36 × 50 cm, Collection particulière, © Colette Richarme’s Estate
Aucune demeure

à cette heure il est vain
d’apercevoir l’horizon
tu la vois
tu l’entends
proche
elle n’est pas effrayante
si tu te souviens de
ce qui t’a effrayée
tu dis J’essaie encore
c’est à elle que tu t’adresses
proche
elle te ressemble un peu
tu le constates
elle te demande
Il t’a fallu combien de toi
tu ne sais plus
tu as cessé de compter
tu répètes dans un murmure
J'essaie encore
Illustration du texte : ©Mirdidingkingathi Juwarnda Sally Gabori, "Thundi", 2011, peinture polymère synthétique sur toile, 100,8 x 197 cm, ©National Gallery of Victoria, Melbourne.
Nu assis

Tu dirais qu’il n’y a rien d’immobile
même ce qui ne bouge pas avance
les yeux ne voient pas tout
le cœur dans la poitrine avance
certains diraient
seul l’amour se déplace
ceux-là qui ont aimé
comme on apprécie un paysage
par la fenêtre du train
les mêmes diraient
la main qui écrit efface le mouvement
tu dirais que c’est faux
tu dirais que tout bouge
avenirs
souvenirs
tu te demanderais Sommes-nous dans ou hors
la tête posée sur les seins de celle qui porte le voyage
Illustration du texte : ©Pan Yuliang, "Nu assis", 1953, huile sur toile, 33 x 46,4 cm, © Musée Cernuschi
Est-ce cela ?

on ne tombe pas
on s’allonge lentement
l’herbe ne se couche pas
sous notre poids
les insectes nous frôlent sans nous savoir
ils se taisent et c’est tout
à cause de l’obscurité
parce que l’obscurité
on est arrivées jusque-là
et on peuple la rive acquise
de rêves de toutes sortes
de poèmes de jeunesse
sont-ils demeurés beaux
le long du Styx des promeneurs
l’ont-ils jamais été
— nos yeux s’attardent
sur ce qui ne peut
devenir ruine —
Illustration du texte : ©Julia López, "Mirando la luna", 1999, technique mixte, 50,3 x 70,5 cm. ©Collection Juliana G.Z. López.
Vie ? Ou théâtre ?

l’eau quand elle touche le ciel
le bruit que ça fait
la pierre qui ricoche
et froisse le bruit de l’eau
quand elle touche le ciel
je ne sais plus du tout écrire ça
beaucoup de mes mots disparaissent
d’autres mots viennent à d’autres
il faut ? une fin de soi
(Titre du texte emprunté à Charlotte Salomon) Illustration : Charlotte Salomon, "Autoportrait", 1940, gouache sur carton, 53,9 x 39 cm, Collection Joods Historisch Museum © Stichting Charlotte Salomon
Les choses vues

les yeux ne portent pas
les choses vues
ce que l’on voit n’existe qu’une fois
peut-être ils portent les choses tues
— celles que tu destines à l’oubli te retrouvent
et toi tu les re-gardes —
(ton cœur
ne bat jamais dans tes yeux)
il n’y a jamais aucun bruit dans tes yeux
Illustration du texte : Joan Semmel, "Centered", 2002, huile sur toile, 121,92 × 134,62 cm, © 2023 Joan Semmel / Artists Rights Society (ARS), New York.