Le corps est le pays

L’affreuse sensation
de ne pas me pouvoir là où je me trouve
qui me jette à la rue
et je n’y fais rien qu’idiotement marcher
m’attachant aux visages détachés
à la pâle poésie d’une fleur coincée
dans la fente d’un pavé

l’affreuse sensation
comme n’être qu’élément
sans membres ni conscience
de ne pas vouloir me garder assise
alors que je viens de m’asseoir
vite je me lève
et marche encore marche
sans plus rien regarder
le cœur se traînant
en demandant réponse
en demandant asile

tu ne peux pas l’écrire
le sol ne te tiendra plus
les murs et la nuit même 
auront perdu leur opacité
il y aura bel et bien un lieu charnel 
mais tu ne pourras t’y poser
l’amour viendra alors que tu te seras envolée
devenue trop légère pour qu’une main te happe 
si résolue soit-elle
tu ne peux pas l’écrire
de là où tu te trouveras
commencement et fin seront semblables
le bel entre-deux piégé derrière leurs bords rassemblés

La muselle

©Pamela Levy
Oublie que tu entends
que tu vois
oublie les nerfs du bout de tes doigts
songe au blanc 
plus que tu ne le vois
assieds-toi contre le chambranle d’une porte rongée
de ta tête sans toiture
laisse le vent dévaler tes os creux
comme un chien détaché seulement pour la saison de chasse
pense que tu penses
pense à tes pensées  rognées qui s’ébattent
laissent de petites taches rouges sur le blanc
oublie la quantité limitée de sang 
oublie que tu ne peux pas oublier
cela se voit
si on  te touche
ta peau qui affiche complet
derrière ta peau
le blanc 
le chien qui mord sa propre peau
le chien qui court 
qui court
loin du chien 



Illustration du texte: ©Pamela Levy, "Girl and Dog", 2003, gravure sur bois sur papier, 65,5 x 89 cm. ©Collection Helena et Yuval Levy, Tel Aviv. 

Cadran

© Anne-Marie Schneider
(dans le monde souvent 
la voix battue)

seule
je parle haut
le cœur sur ma langue
avec la voix battante

mes mains durant ce temps
ne veulent pas écrire

mais je ne me dis pas tout
— dans la pièce meublée de sourires massifs
Melanie bêtement songe à la Californie —
non je ne peux pas tout me dire

après que j’ai fait mon tour nocturne
mon terrible tour nocturne
quelques paroles amères
se disent malgré moi
qui me viennent du ventre
Ici et maintenant
c’est où
c’est quand

mais au jour
les mots se baignent dans ma salive
comme les femmes dans la mer Égée
— tu as nagé jusqu’au rocher et retour
(l’empreinte de tes lèvres a mis du temps à sécher sur mes yeux
malgré le dérèglement climatique) —



Illustration du texte : Anne-Marie Schneider, "Sans titre", 2000, gouache, aquarelle, encre sur papier, 38 x 32, cm, œuvre unique. © Anne-Marie Schneider, © galerie Michel Rein, Bruxelles.

La manquance

©Lee Yanor

la lumière aussi
oui je te dis la lumière aussi
est autre

à la même heure
au même temps
au même lieu


que peut le cosmos
je me le demande

quand nos yeux regardant l’horloge arrêtée
cessent d'y voir



"l’horloge arrêtée", empruntée au poème « Dialogue entre moi et moi » de Kiki Dimoula in Le peu de monde, éditions Gallimard, 2010.

Illustration du texte : Lee Yanor, "Void", 2011, C-print et impression sur voile. ©Lee Yanor

Le mascaret

©Gabrielle Segal
c’est ainsi que sont toutes les choses 
que tu vois
telles la maison dans l’eau
sauf celles qui te donnent 
envie de mourir
toutes ces choses
qui figent leurs doigts de fer
dans les peaux de verre


dans ce temps-là que tu vis de travers
tu n’as pas peur
tu as eu froid

cachant les morceaux de ton corps
qui te sont restés après la curée
tu n’as pas peur 
tu as eu froid

tu veux être vue autrement que tu vois
entendre ce que tu ignores
tu veux la maison dans l’eau pour maison
que les choses ainsi soient dites
que les choses glissent 
comme un corps qui lentement vieillit
dormir 
dans un lac de sang chaud
ta main dans une main sûre
rimée pour le reste du temps et des mots


une main qui glisse
comme tu glisses


là
cesseraient tous tes gestes 
qui ne sont pas tes gestes 


là 
te reviendraient en mémoire
tes premiers coups de poings 
tes premiers coups de tête
contre la maison érigée

pour que la maison se déplace
jusqu’au fleuve

la saline de l’aimée
jaillissant par les portes et les fenêtres
comme poésie
jaillissant de ta bouche



Illustration du texte : ©Jean-luc Courcoult "la maison dans la Loire" Photo ©Gabrielle Segal. 

Pierre de cœur

©Seta Manoukian
sous la pierre soulevée 
un serpent en collier
des débris de coquilles
des cœurs écrasés
 

l’empreinte de la pierre
la poussière de la pierre


la pierre a ce pouvoir
elle ne sait aucun verbe


faudrait-il l’aider
à fuir son lieu de pierre
qu’elle ne peut quitter seule

serait-ce l’aider
ou bien se haïr



Illustration du texte : Seta Manoukian "Rock #4" (Rock Series), 2018, acrylique sur toile.©Seta Manoukian

Par l’œil cicatrisé de la poétesse

©Baya
tu voudrais l’entendre
te dire 
ce que tu te dis à toi-même souvent

comme dit d’une autre voix

comme dit dans le noir

comme enfant
qui a cessé de geindre pour dire


tu voudrais
sur la route le soleil éclaté
et l’œil qui va s’y blesser
et la plaie qui t’aveugle
un moment seulement


Je te vois à nouveau
entière et pour toujours

tu voudrais sur les draps 
le rire morcelé
et vos lèvres exprès
qui vont s’y couper

plus tard 
se laveraient
à l’eau saline 
de l’une et de l’autre

tu voudrais dire des idioties

l’oiseau dans l’âme de la poétesse
a-t-il meilleure ou pire vie
que l’oiseau céleste

a-t-il plus grand espace



Illustration du texte : Baya, "Sans titre", 1964, gouache sur papier, 100 x 150 cm. ©Baya

Tout est vol

© Gabrielle Segal
pâle veinée de rouge d’ocre
et sa forme de cœur usé
par les amours divinement gâchées
cette pierre
comme tombée de moi sur le sable noir
de l’estran
je ne la ramasse pas


tout à coup
il n’y a en moi
plus rien qui fait cendre

le mortel est vécu

c’est ainsi
tout se passe à côté


tout est oiseau



Illustration du texte Gabrielle Segal, "19 mai 2023 19h47 ", photo. © Gabrielle Segal.

D’amarante

©Juana Francés
certaines aurores 
regardent le temps
comme soldat l’ennemi

elles se défont de lui
gagnent sur tout le jour
et parfois sur la nuit

de ces aurores
— passées d’une langue à l’autre
comme un fruit rouge —
la poésie
une tache amarante ténue


Illustration du texte, Juana Francés, "La Aurora", 1960, acrylique et terre sur toile, ©Galeria Mayoral

Levamentum

© Gabrielle Segal
ce que nous devenons
après avoir guéri du mal de l’autre
et l’autre s’il vous plaît de notre mal
ce que nous devenons est comme de naître enfin
de voir enfin
d’être enfin


écrire ne se peut presque plus



ce qui s’écrit est pris dorénavant
au temps de ce qui est
de ce qui se regarde

ce si beau visage

ce que nous devenons
est comme nous appartenant


quelque chose nous dit
que nous nous savons
et que nos pas nous portent
vers la consolation

écrire ne se veut presque plus




Illustration du texte Gabrielle Segal, " 30 avril 2023 15h16 ", photo. © Gabrielle Segal.

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