Les soldats vert-de-gris

©Romaine Brooks
C’est effrayant la vitesse
où vont les choses

ce n’est pas nous qui allons vite
c’est quelque chose qui vient vers nous
à toute blinde
pourtant rien ne vient jamais vers nous
c’est plutôt nous qui allons vers

c’est effrayant de ne plus aller vers
à notre rythme

c’est effrayant
ces jours qui se comptent comme des secondes
d’une seconde à l’autre
les ruines
d’une seconde à l’autre
les bibliothèques brûlées
et avec les cendres de mots
d’une seconde à l’autre les ordres
les pensées difformes

c’est effrayant la vitesse
plus le temps d’oublier

plus le temps non plus de ne pas oublier



Illustration du texte : ©Romaine Brooks, "La France croisée", 1914, huile sur toile, ©Smithsonian American Art Museum.

Le néant d’importance

©Romaine Brooks
je ne t’ai pas encore pleuré
je ne peux pas
il est encore tôt
ou bien il est trop tard

ou bien j’ai trop pleuré
sans économie
sûre que mon capital lacrymal
suffirait pour toute une vie

et je pleurais et je pleurais
tant de raisons
tu comprends
je ne forçais pas
ça coulait comme ça
d’un coup 
à la vue de
à la pensée que
au remords de n’avoir pas
tu remarques comme moi
que le remords est toujours
au singulier pluriel
ça coulait comme ça
ça me faisait mal à la tête
des migraines affreuses
les paupières tuméfiées 
comme celles des boxeurs
je n’y voyais plus rien
condamnée à tout imaginer
et tu sais que c’est pire
bien sûr tu le sais

pardon mais bien que ça me terrifie
je ne peux m’empêcher de songer à ta décomposition
parce que c’est encore toi
je me dis il faut de l’eau pour que tu te défasses
et des éléments organiques
et du temps
je me dis il faut cet art de la nature
de ne pas renier le pire
de le voir comme une étape

après que seras-tu
qu’aura-t-elle fait de toi
dans quoi ou qui te reconnaîtrais-je

je ne t’ai pas encore pleuré
aussi parce que de ton vivant
il m’est arrivé de le faire souvent
je te sentais fragile
comme marchant sur un fil mal tissé
et c’était égoïste 
oui je le sais
égoïste et cruel
et contre-naturel

tu vois toutes ces choses que nous dictent nos peurs
pour survivre
ces envolées poétiques
ces oiseaux de malheur
qui tournent au-dessus de nos têtes 
au sortir de nos bouches
ils nous offrent d’abord un beau spectacle

ces oiseaux de malheur
ils finissent toujours par nous crever les yeux

bien sûr que je les crève moi-même mes yeux
mais je te l’ai dit
il me reste les images

il ne reste que ça
de toi et des autres

vous ne vous croisez même pas
tous autant que vous êtes
et c’est à cause de moi

incapable de vous faire vous rencontrer
même dans l’absolu
l’absolu 
celui-là m’aura tué
bien avant que je meure
bien avant que j’en comprenne le sens
pourtant sans équivoque

je ne t’ai pas encore pleuré
aussi parce que je t’aime encore
et que ça n’est jamais triste d’aimer
ou bien ça l’est tellement
que quelque chose se casse
quelque chose se vide
et tout devient pierre

je ne sais pas.


Peinture Romaine Brooks, "Le Trajet", vers 1911. huile sur toile. ©Smithsonian American Art Museum

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